ENQUÊTE – La loi Pacte sera présentée en Conseil des ministres le 23 mai prochain. Retour sur près de vingt ans de petits pas où les entreprises françaises se sont souvent montrées pionnières.
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Une longue marche. Le projet Pacte (pour « plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises »), qui sera présenté le 23 mai devant le Conseil des ministres, va dans le sens de l’histoire …, mais il aura pris son temps. Une évolution lente de près de trente ans a abouti à ce plan d’action qui veut « faire grandir les entreprises françaises ».
De fait, en matière de développement durable, l’Hexagone a atteint aujourd’hui une forme de maturité. « La France est largement en tête en matière de reporting sur les enjeux sociétaux », note Sylvain Lambert, associé de PricewaterhouseCoopers et spécialiste des questions de développement durable. « Les exigences réglementaires ont permis aux entreprises françaises de prendre une avance significative sur ce sujet », note l’étude de PwC publiée en 2018 sur les engagements des entreprises en matière d’objectifs de développement durable.
Agenda 21
La crise de 2008 a mis en lumière le besoin d’ambitions autres que financières pour l’entreprise. Mais, en réalité, cela faisait longtemps que la réflexion avait commencé. A la fin des années 1980, le rapport Bruntland est le premier à questionner le modèle économique traditionnel de production-consommation et son adéquation avec les enjeux de la croissance démographique.
Le Sommet de la Terre de Rio en 1992, ensuite, va médiatiser ces questions en adoptant, avec l’Agenda 21, l’impact environnemental et la sécurité au travail pour thèmes majeurs de réflexion. En 2000, le Pacte mondial des Nations unies prend le relais, et incite les entreprises du monde entier à intégrer et promouvoir plusieurs principes relatifs aux droits de l’homme, aux normes internationales du travail, à la protection de l’environnement et à la lutte contre la corruption…
L’idée chemine mais le message a du mal à se traduire dans la réalité et reste cantonné à une notion de responsabilité de l’entreprise très autocentrée.
Devoir de vigilance
En France, depuis 2001 la loi sur les nouvelles régulations économiques (NRE) impose aux sociétés cotées de rendre public un reporting sur les conséquences sociales et environnementales de leur activité. Une première. En 2010, la loi Grenelle II a ensuite élargi cette obligation aux entreprises de plus de 500 salariés et plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, baptisée pour l’avenir « reporting RSE » (responsabilité sociale et environnementale des entreprises).
En 2013, l’effondrement du Rana Plaza, cet immeuble situé dans les faubourgs de Dacca, au Bangladesh, et qui avait fait au moins 1.127 morts parmi des ouvrières de confection pour les grandes marques de vêtements internationales, allait faire prendre conscience de la nécessité d’élargir la responsabilité sociale des entreprises vers leurs partenaires : fournisseurs ou clients. La réflexion sur « le devoir de vigilance » aboutira à la loi du 27 mars 2017 en France.
Changement de paradigme
Par la suite, la transposition de la directive européenne sur la transparence extra-financière en 2017 et l’article 173 de la loi de transition énergétique en 2015, dont une partie vise spécifiquement le monde des investisseurs, ont complété le dispositif. Après l’Accord de Paris sur le climat, adopté le 12 décembre 2015, les Nations unies ont mis en place 17 objectifs de développement durable (ODD), qui sont autant de missions que les entreprises doivent intégrer dans leur réflexion stratégique.
« Les objectifs de développement durable illustrent largement le changement de paradigme relatif à l’action de l’entreprise en matière de développement durable. Si cette dernière devra toujours traiter les enjeux qui lui sont directement propres, il semble de plus en plus évident que les préoccupations sociétales globales soient autant l’affaire des entreprises que des Etats », note l’étude de PwC.
Facteur de compétitivité
La loi Pacte vient donc de là. Parallèlement, les entreprises ont, bon gré mal gré, pris conscience, d’une part, qu’il ne fallait pas confondre RSE et bonne action ; et que, d’autre part, « cocher les cases » d’une check-list cosmétique en matière d’objectifs de développement durable n’était pas suffisant. Danone, Essilor… se sont lancés depuis longtemps dans la définition d’une mission élargie allant au-delà du résultat net. De jeunes repreneurs, comme Emery Jacquillat, pour la Camif décident d’inscrire le redémarrage de leur entreprise dans des objectifs de développement durable.
« C’est un facteur de compétitivité pour l’entreprise. Le développement durable est un risque si l’entreprise ne le fait pas ou mal, mais est créateur de richesses si elle s’y engage avec détermination », remarque Nicole Notat, l’ex-dirigeante de la CFDT et fondatrice de Vigeo, qui, avec le patron de Michelin, Jean-Dominique Senard, a remis le 9 mars dernier un rapport sur« l’entreprise objet d’intérêt collectif » .
« On n’est plus dans la philanthropie », confirme Jean-Claude Mailly, le secrétaire général de FO, qui remarque que de plus en plus de grandes entreprises concluent des accords avec la Fédération internationale syndicale afin de faire respecter par l’ensemble de leurs filiales des conventions internationales du travail ou de non-discrimination.
Objectifs de moins en moins cosmétiques
Dans la lignée du rapport Notat-Senard, le projet de loi marque un pas supplémentaire avec la modification proposée de l’article 1833 du Code civil, socle juridique historique français. Cet article prévoit depuis cinquante ans que « toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l’intérêt des associés ». Pour le gouvernement, il est temps d’y ajouter un second alinéa : « La société doit être gérée dans son intérêt propre, en considérant les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »
« Le droit vient couronner ce qui existe déjà dans la pratique, il consacre une dynamique déjà engagée, analyse Nicole Notat. Il y a beaucoup d’hétérogénéité dans l’intégration réelle des objectifs de développement durable dans les stratégies. Mais ils sont de moins en moins cosmétiques car les entreprises sont désormais sous la surveillance des ONG et des réseaux sociaux. »
Entreprises à mission
Certaines entreprises vont d’ores et déjà plus loin. Communément appelées « entreprises à mission » , elles façonnent leur organisation autrement. Chez OpenClassrooms, la volonté du fondateur, Mathieu Nebra, dès la création de la plate-forme de cours en ligne en 2007, était clairement affichée : « Rendre l’éducation accessible à tous. » Du client au fournisseur en passant par le consommateur, cette raison d’être est au coeur de la stratégie de la jeune start-up.
« C’est la raison d’être de l’entreprise, qui n’a pas vocation à changer. Elle nous permet de décider des projets que nous ferons de ceux que nous refuserons », précise le jeune patron. Et l’objectif se traduit par des actions concrètes : lorsque des entreprises leur commandent des cours pour une formation purement interne, OpenClassrooms propose de rendre publics les documents gratuitement en ligne en ajoutant les logos des entreprises concernées.
Créer de la valeur humaine
« Après avoir fait partie du problème, les entreprises doivent, maintenant, faire partie de la solution », résume Emery Jacquillat. En reprenant en 2009 la Camif moribonde à la barre du tribunal, le jeune entrepreneur est persuadé que le distributeur historique de meubles et d’appareils électroménagers ne peut se relever qu’en impliquant chacun : collaborateurs, fournisseurs, actionnaires et acteurs du territoire.
Moins de dix ans plus tard, la société s’est redressée et a gagné en 2017 250.000 euros pour un chiffre d’affaires en hausse de 6 %, à 40 millions d’euros. Sûr de sa stratégie, Emery Jacquillat a donc modifié l’année dernière les statuts de sa société pour y intégrer sa « mission ». S’il s’agit toujours de « proposer des produits et services pour la maison », l’activité doit se faire « au bénéfice de l’homme et de la planète ». L’entreprise organise des ateliers créatifs entre ouvriers, clients, collaborateurs et choisit de mettre sur son site les « bons plans » réparation en alternative à la surconsommation.
Avec leur principal investisseur, le fonds Citizen Capital, et Mines ParisTech, ces jeunes chefs d’entreprise ont été initiateurs de la communauté des entreprises à mission. « Il n’y a plus d’opposition entre le gain et l’ambition sociale et solidaire », analyse Laurence Méhaignerie, présidente et cofondatrice du fonds.
« Boussole stratégique »
Régir la stratégie de l’entreprise avec une mission sociale est-ce uniquement possible dans les ETI, PME et TPE ? Danone démontre le contraire. Dès 1972, le groupe exprimait l’importance de l’interdépendance des objectifs sociaux et économiques. Quant à la mission – « apporter la santé par l’alimentation au plus grand nombre » -, elle date d’une quinzaine d’années et prend plusieurs formes. Les bonus des cadres dirigeants sont liés à la diversité, à l’environnement et aux performances financières. Les filiales sont aussi évaluées notamment sur la santé, l’environnement et le social.
« La mission est une boussole stratégique », martèle-t-on en interne. L’objectif affiché du son PDG, Emmanuel Faber, est de « créer de la valeur économique et de la valeur humaine ». Le récent établissement de sa filiale américaine DanoneWave, issue du rachat de WhiteWave, géant américain du lait bio et végétal, sous le statut de « public benefit corporation » – statut juridique proche de l’entreprise à mission – en est d’ailleurs la dernière illustration.
Même si cette mission sociale n’est pas inscrite dans les statuts de l’entreprise, Danone envisage une certification B Corp de tout le groupe. Aujourd’hui, six de ses filiales, dont le yaourt bio français, le sont. Ce label, basé sur une norme internationale indépendante, est attribué par l’organisme B Lab aux sociétés commerciales à but lucratif répondant à de strictes exigences sociétales, environnementales, de gouvernance et de transparence envers le public. Plus de 1.200 entreprises dans près de 40 pays sont déjà certifiées, dont, notamment, les poids lourds Patagonia ou Ben & Jerry’s.