Le projet de loi Pacte, présentée au conseil des ministres en mai, devrait inclure la réécriture de l’article du Code civil définissant l’objet social de l’entreprise. Une évolution qui traduit le besoin de la part de nombreuses sociétés et de leurs salariés de donner plus de sens à leur action… et de séduire de nouveaux clients.
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Votre mission, si vous l’acceptez : « Proposer des produits et services pour la maison au bénéfice de l’homme et de la planète. Mobiliser notre écosystème, collaborer et agir pour inventer de nouveaux modèles de consommation, de production et d’organisation. » Depuis novembre 2017, la feuille de route des collaborateurs de la Camif n’est plus seulement de vendre des meubles ou du linge de maison par le biais d’Internet. La Camif est en effet l’une des deux premières entreprises françaises, avec le groupe Nutriset, spécialiste de l’alimentation, à s’être dotées dans leurs statuts d’un « objet social étendu », qui va bien au-delà de l’objectif couramment poursuivi par les firmes : faire des profits.
Ces deux entreprises ont une longueur d’avance. Dans la foulée du rapport rédigé par Jean-Dominique Senard, président du groupe Michelin, et Nicole Notat, ancienne secrétaire générale de la CFDT et présidente de Vigeo-Eiris, le projet de loi Pacte, pour « plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises », qui devrait être présenté en conseil des ministres le 16 mai ou le 23 mai, pourrait comprendre une disposition de taille : la réécriture de l’article du Code civil qui définit l’objet de l’entreprise, afin que celui-ci puisse mieux tenir compte « des enjeux sociaux et environnementaux de son activité ».
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Par ailleurs, mais sans qu’il s’agisse d’une obligation, « les statuts [pourraient] préciserune raison d’être dont la société entend se doter pour décrire son activité ». Mais cette mesure mécontente le patronat. « On dépossède les associés et les actionnaires de leurs prérogatives. On prend leurs droits à ceux qui apportent les moyens de production », a même déclaré Jean-Charles Simon, l’un des neuf candidats à la présidence du Medef.
Changement de paradigme
« Pour comprendre pourquoi nous nous sommes lancés dans cette aventure, il faut remettre l’histoire de la Camif dans son contexte », explique Emery Jacquillat, le PDG de l’entreprise. Crée en 1947, cette coopérative, réservée au départ aux adhérents de la Mutuelle assurance des instituteurs de France (MAIF), était devenue en 2006 la troisième entreprise française de vente à distance. Deux ans plus tard, elle était mise en cessation de paiement et la filiale de vente aux particuliers placée en liquidation judiciaire, dans un marché en pleine tourmente financière à la suite, notamment, de la chute de la banque Lehman Brothers.
« Il faut se souvenir qu’à l’époque, les préfets recevaient les banquiers pour les obliger à accorder des prêts aux entreprises en difficulté ! »,rappelle M. Jacquillat. En 2009, alors patron de Matelsom, une entreprise de vente de matelas à distance, il décide de reprendre la Camif. Confronté à la difficulté de trouver des fournisseurs acceptant de travailler avec la société, il comprend qu’il faut changer de paradigme.
En 2013, Citizen Capital, un fonds d’investissement orienté vers la consommation responsable, entre au capital de la Camif : c’est le seul investisseur à miser sur une renaissance de l’entreprise, dans une période marquée par l’essor d’Amazon. « Pour se démarquer du low cost, affirmer une identité et donner une colonne vertébrale à la Camif, il fallait trouver une raison d’être, poursuit M. Jacquillat. Il fallait réconcilier les buts lucratifs et l’impact positif. »
« Ouvrir la route »
Convaincues que l’entreprise est un puissant levier de transformation de la société, d’autres sociétés se sont engouffrées dans cette voie, affichant de manière plus ou moins formalisée un objectif d’impact social. Quelque trente-cinq chefs d’entreprises, chercheurs (notamment issus de Mines Paris-Tech, fer de lance de la recherche sur ce sujet) et consultants viennent même de créer une « communauté des entreprises à mission » pour « ouvrir la route » et faire entendre leur voix dans le débat public. Mais que se cache-t-il exactement derrière cette appellation quasi messianique, qui peut prêter à sourire ? En quoi collaborateurs, fournisseurs et clients sont-ils touchés, voire impliqués dans ces démarches ?
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« Il y a douze ans, quand nous avons créé Les Prés Rient Bio chez Danone, personne ne faisait du bio et les éleveurs ne trouvaient pas de débouchés pour leur lait »,raconte Christophe Audouin, le directeur général de la filiale de Danone productrice de la marque Les 2 Vaches. « Notre première mission a donc été de créer des marchés supplémentaires pour sauver les fermiers bio. » Les Prés Rient Bio ont conclu des contrats d’engagement sur cinq ans avec une quarantaine d’éleveurs, fixé des prix minimum et créé un fonds pour soutenir leurs projets d’investissement.
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Installé dans le Calvados, François Rouland est un éleveur heureux qui vend son lait depuis douze ans à la filiale de Danone. « Nous avons beaucoup de discussions avec les gens des Prés Rient Bio, il y a un espace de négociation. Par exemple, ce sont les seuls qu’on a réussi à convaincre de faire plus de yaourts quand les vaches donnent plus de lait, plutôt que le contraire, qui est une hérésie. »
Gouvernance participative
La dimension de collaboration avec les fournisseurs est très présente dans la plupart des entreprises à mission que nous avons interrogées. Science et Nature, une entreprise qui travaille à façon et sous marque propre pour l’industrie cosmétique, s’approvisionne ainsi auprès de Greentech, un pionnier de la biotechnologie végétale installé dans le Massif central.
Les lits vendus par la Camif sont fabriqués par un établissement et service d’aide par le travail (ESAT) situé à Pau, permettant aux personnes en situation de handicap d’accéder à une activité professionnelle adaptée. « Notre collaboration avec la Camif passe aussi par la définition du juste prix dans des négociations tarifaires non pénalisantes et transparentes », souligne Anne Clavier, directrice de l’ESAT. Quant au linge de maison vendu par la Camif, il est en grande partie fourni par la société Artiga, dont la présidente, Quitterie Delfour, a relancé la production de linge basque quand toutes les entreprises textiles de la région délocalisaient.
Pour les entreprises de service, la volonté d’aller dans le même sens se traduit particulièrement dans le domaine du management des salariés. MicroDON, qui propose des solutions au public pour le financement solidaire (par exemple, la possibilité donnée aux clients d’un magasin d’arrondir le montant de leurs achats à l’euro supérieur pour reverser la différence à des associations partenaires), met en avant la solidarité au sein de ses équipes et la gouvernance participative. « L’idée est de donner envie à chacun de faire sa part en intégrant la solidarité dans notre quotidien », remarque Pierre-Emmanuel Grange, le fondateur de MicroDON.
Les salariés sont étroitement associés à la conduite et à la transformation de l’entreprise et chacun choisit, parmi les objectifs à atteindre, celui dont il endosse la responsabilité. Les plus expérimentés accompagnent les plus jeunes, les évaluations se font au sein de trinomes et le budget annuel est construit de manière collaborative.
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Une manière pour chacun de s’interroger sur les priorités de l’entreprise et les moyens nécessaires pour les atteindre. Last but not least : l’échelle des salaires est de 1 à 7 (comme dans d’autres entreprises à mission) et le télétravail est largement pratiqué. Ainsi, une responsable marketing vit en Nouvelle-Calédonie, le directeur marketing à Bordeaux et la directrice de la communication à Toulouse… Quant à Pierre Emmanuel Grange, il envisage de travailler depuis l’Espagne pendant un mois sans que personne n’y trouve à redire.
Le critère du « bonheur »
Et le client dans tout cela ? Lui aussi est censé être pleinement impliqué. « Les lits vendus chez nous sont en bois massif, ils sont fabriqués à Pau et trois fois plus chers que chez Ikea, mais les clients qui les achètent savent pourquoi ils le font, note M. Jacquillat. Ils sont prêts à payer plus cher parce que cela aide les emplois dans la région et parce que nos produits sont fabriqués en France. » « L’écart de prix entre nos yaourts et un yaourt normal est de 20 % à 30 %, mais la question pour le client est de savoir où il a envie de mettre de la valeur », renchérit M. Audouin.
Derrière toutes ces belles déclarations, la question posée est de savoir si ces entreprises pas comme les autres ont réellement un impact social plus important. OpenClassrooms, une école en ligne dont la mission est d’accompagner des personnes de tous horizons (décrocheurs scolaires, demandeurs d’emploi, salariés en reconversion…) vers l’emploi, s’est fixé des objectifs chiffrés : un million de personnes placées en 2025. Et dès à présent, une personne ne retrouvant pas d’emploi après un parcours diplômant est remboursée du coût de sa formation.
De son coté, MicroDON mesure cet impact social par l’augmentation du nombre de microdonateurs, passé de 1,7 million en 2015 à 10,5 millions à 2017. La Camif, elle, prend en compte le nombre d’emplois induits en France par son activité : actuellement, un emploi dans son entreprise en génère quatorze, en particulier chez les fournisseurs. Elle intègre aussi le critère du « bonheur » parmi ses salariés, un concept beaucoup plus nébuleux.
Pour les syndicats, difficile de se prononcer sur ces critères et sur la réalité managériale de ces entreprises. Nombre d’entres elles comptent en effet moins de cinquante salariés et donc peu de représentants ou d’élus syndicaux. Mais, souligne Fabrice Angei, membre de la direction de la CGT, « il ne faudrait pas que la mission devienne un trompe-l’œil pour redorer le blason des entreprises ».
Le risque de voir s’installer un certain opportunisme est réel. « Les chefs d’entreprise savent qu’afficher une mission est aujourd’hui un élément d’attractivité très fort », reconnaît, par exemple, Virginie Seghers, PDG de Prophil, un cabinet de conseil spécialisé. « On reçoit un nombre très significatif de candidats qui nous disent : j’ai envie d’avoir un boulot qui a du sens », confirme Pierre Dubuc, le PDG d’OpenClassrooms.
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Reste que l’entreprise à mission colle bien à l’air du temps, en recherche de sens à tous les niveaux. « En tant que développeur, je peux travailler à peu près où je veux, explique Vincent Guilloux, de l’agence d’intérim numérique Gojob. Mais l’idée d’avoir plus d’impact, ça rend un peu plus fier de faire son boulot tous les jours. » Cette mission-là, au moins, est accomplie !