Quelle est la place et le rôle des entreprises au XXIème siècle ? Cette question reflète une interrogation et une attente profondes. Tout en étant reconnue, au fil de nombreuses études et enquêtes, comme un formidable levier de transformation de la société, l’entreprise est touchée par une grave crise de légitimité, alimentée par une forme de défiance et de désillusion. Pourtant, partout dans le monde, des entrepreneurs inventent d’autres façons, plus inclusives et plus contributives, d’entreprendre pour le bien commun, loin de la caricature de prédation attachée à l’entreprise.
Valoriser cet entrepreneuriat au service de l’intérêt collectif, tel est ainsi l’objectif de Plan d’Action pour la Croissance et la Transformation de l’Entreprise (PACTE), dont l’acronyme témoigne de la volonté gouvernementale de renouer les liens de confiance entre les différents acteurs économiques. Une grande partie des propositions du projet de loi PACTE s’inspire du rapport « Entreprise : objet d’intérêt collectif » commandé par Bruno Le Maire à Nicole Notat et Jean-Dominique Sénard début 2018. Ce dernier s’interroge sur la contribution, et la finalité, de l’entreprise à l’aune des enjeux scientifiques, humanitaires, sociaux et environnementaux du XXIème siècle et propose des modifications légales audacieuses, au service d’un capitalisme engagé, prenant toute sa part à la transformation radicale du monde et à la préservation de la planète.
Ainsi, au-delà même de la modification de la définition du contrat de société à l’article 1833 du Code Civil et de la consécration de la notion de « raison d’être » (proposées à l’article 59 du projet de loi PACTE), la France doit aujourd’hui porter un message fort en faveur d’un capitalisme responsable, partenarial et au service de la société. Un tel message pourrait se concrétiser par la reconnaissance de la qualité d’entreprise à mission.
1. L’entreprise à mission est précisément une innovation conceptuelle et juridique dont la reconnaissance en droit pourrait nourrir cette ambition, ouvrir la voie à de formes innovantes et inspirantes de gouvernance et de partage de la valeur et dépasser un véritable angle mort du droit des sociétés.
En effet, la qualité d’entreprise à mission offrirait à des entreprises, quel que soit leur statut juridique, un cadre différenciant et adapté permettant de combiner le but lucratif et la réalisation d’une mission spécifique portant sur des objectifs non exclusivement financiers et monétaires.
2. L’entreprise à mission dépasse également la « raison d’être ».
Une « définition de la raison d’être » (projet de loi Pacte) est absolument nécessaire pour responsabiliser toutes les entreprises, mais ne protège pas face aux transformations de l’actionnariat et ne garantit pas un impact sur la stratégie. Elle est insuffisante lorsqu’il s’agit aller plus loin, en se fixant des objectifs et des engagements ambitieux, novateurs, ou disruptifs à la hauteur des enjeux du XXI siècle.
La formalisation d’une mission, qui procède de la définition préalable de la raison d’être, dans les documents constitutifs de l’entreprise, va également beaucoup plus loin que la structuration d’une politique de RSE, souvent discrétionnaire, sans véritable adhésion des dirigeants et des actionnaires, et dépourvue de toute forme d’opposabilité en cas de changement de gouvernance. La raison d’être, qui correspond certes à une conception moderne de l’entreprise, peut donc se heurter aux mêmes écueils que la RSE, perçue avant tout comme un actif de réputation et un élément de communication.
La qualité d’entreprise à mission, pourrait donc permettre aux entreprises qui souhaiteraient aller plus loin que la prise en considération des externalités liées à leurs activités et la formulation d’une raison d’être, de se référer à un cadre de droit spécifique, afin de circonscrire clairement la définition et le champ d’une mission spécifique et d’en garantir le contrôle, l’exécution et l’évaluation
3. Les entreprises à mission n’ont pas vocation à supplanter le champ des entreprises de l’économie sociale et solidaire. Elles ne renoncent ni à la lucrativité ni au marché et ne revendiquent aucune dérogation fiscale liée à la réalisation de leur mission. Elles représentent une troisième voie disruptive entre les entreprises commerciales et les entreprises sociales et solidaires et enrichissent les formes entrepreneuriales, signe de vitalité, de diversité et d’efficacité. Les entreprises à mission ouvrent la voie d’un capitalisme responsable et utile à la société où les notions de profit et de contribution ne sont pas opposées et permettent aux entrepreneurs d’allouer des ressources financières nécessaires à la réalisation et la pérennité d’une mission au service de l’intérêt collectif, selon des règles de gouvernance propres, garantissant la bonne adéquation et affectation de ces moyens.
4. Enfin, les entreprises à mission ne peuvent se réduire à des labels de responsabilité sociale. Ces labels, par ailleurs utiles sont cependant dénués de toute forme d’opposabilité entre les associés et n’offrent aucune protection face à des changements d’actionnaires ou de dirigeants. En outre, ils ne peuvent servir de cadre de référence et d’évaluation à des missions spécifiques et singulières, inscrites dans un approche dynamique et disruptive.
5. Une société se dotant d’une mission et d’un impact spécifiques ne peut pas s’exonérer de ses obligations en matière de reporting RSE et doit prétendre à un bon niveau dans l’ensemble des critères sociaux et environnementaux.
6. Les entreprises à mission sont déjà une réalité dans le monde.
Afin de sécuriser leurs démarches, certains pays expérimentent ainsi depuis une dizaine d’années de nouvelles formes juridiques, articulant lucrativité et contribution au bien commun.
Les statuts « benefit corporation » et « public benefit corporation » au Etats-Unis et plus récemment « societa benefit » en Italie, témoignent ainsi de la recherche, par les entrepreneurs eux-mêmes, de nouveaux outils, pour sécuriser leurs engagements sociaux et environnementaux aux étapes charnières du développement de la société : transmission, augmentation de capital, introduction en bourse.
Ces statuts hybrides s’articulent tous autour de trois dimensions :
1) La définition d’une mission spécifique à l’entreprise, explicitant sa contribution sociétale assortie d’engagements ;
2) La modification de la gouvernance de la société au regard de cette mission ;
3) L’évaluation de cette mission selon des critères opposables et transparents. Ces modifications statutaires permettent ainsi d’inscrire, et garantir, la mission au cœur du système création de valeur de l’entreprise. La mission ne s’inscrit donc pas en mode mineur, comme pourrait l’être une politique philanthropique ou de responsabilité sociale.
Il existe depuis 2010 plus de 5.000 benefit corporations aux Etats-Unis et depuis 2016 200 società benefit en Italie. Le gouvernement britannique estime, dans une enquête statistique de 2016, compter 123.000 entreprises à mission outre-manche, représentant 4,3% de l’économie et 4,5 des salariés du secteur privé.
En France, les travaux pionniers des Bernardins et de la chaire de l’Ecole des Mines « Théorie de l’entreprise » ont formalisé le modèle de la SOSE « Société à Objet Social Etendu » qui ont inspiré des entreprises pionnières telles que La Camif et Nutriset. Nombreuses sont celles aujourd’hui qui adhèrent à la même philosophie entrepreneuriale et demandent au législateur la création d’un cadre juridique propice au développement des entreprises à mission en France.
Selon une enquête lancée à l’initiative du cabinet Prophil et réalisée par ViaVoice en janvier 2018, menée auprès de 650 dirigeants français, 68% des entrepreneurs souhaitent la mise en place d’un cadre juridique dédié aux entreprises à mission.
Des dispositions légales sont ainsi attendues pour libérer et pérenniser les initiatives entrepreneuriales exemplaires tout en laissant aux entrepreneurs les marges de manœuvre suffisantes pour s’adapter aux évolutions socio-économiques des écosystèmes dans lesquels ils opèrent, seul gage de leur performance. Elles sont également attendues pour permettre à ces entreprises de bénéficier d’un statut équivalent à celui dont bénéficient déjà des entreprises étrangères qui, fort de leur statut d’entreprise à mission, investissent des nouveaux marchés, créateurs de valeur partagée. Il s’agit ainsi de permettre à nos entreprises à mission d’être compétitives et attractives dans un environnement international en pleine mutation.
Les entreprises à mission représentent une rivière souterraine. Il s’agit bien d’un mouvement international, visant à repenser sincèrement le contrat social au sein de l’entreprise. Ces entreprises fondées sur la liberté, la confiance, l’innovation et l’efficacité sont de nature à mobiliser de nouvelles générations d’entrepreneurs en recherche de sens et de performance afin de réconcilier l’entreprise et la société. Elles peuvent incarner sur le fond et sur la forme, un esprit entrepreneurial innovant et inspirant à condition de bénéficier d’un cadre juridique différenciant et adapté.
Geneviève Ferone Creuzet (Co-fondatrice et associée, Prophil)