[Décideurs Magazine] « Se priver des fondations actionnaires est à contre-courant de l’histoire »

Article publié sur le site de Décideurs Magazine Présidente de Prophil, centre de recherche et cabinet de conseil en stratégie, spécialiste de […]
6 novembre 2020

Article publié sur le site de Décideurs Magazine

Présidente de Prophil, centre de recherche et cabinet de conseil en stratégie, spécialiste de la contribution des entreprises au bien commun, Virginie Seghers a participé à l’élaboration de la loi Aillagon de 2003 et a accompagné la création de nombreuses fondations françaises et internationales. Elle revient sur les propositions du rapport parlementaire remis en juin dernier et décrypte le milieu philanthropique français.

 

Le rapport parlementaire remis au gouvernement cette année avait pour objectif de proposer des pistes pour faire évoluer la philanthropie hexogonale. Quels sont, d’après vous, les freins au développement de ce secteur ?

Le cadre juridique hexagonal est très développé – peut-être même trop car il devient très complexe, comme le souligne le rapport parlementaire ! –, quant à notre régime fiscal, il est l’un des plus incitatifs au monde. Il l’est tellement que l’idée de le raboter est régulièrement remise sur le devant de la scène. Une chose est sûre, la France n’a aucun complexe à avoir. Le vrai problème, en fin de compte, réside dans le fait que de nombreux sujets qui relèvent de l’intérêt général avec bon sens n’entrent pas dans la définition fiscale du terme et ne peuvent donc pas bénéficier du régime en sa faveur, alors que c’est dans des modèles hybrides que réside l’essentiel de l’innovation sociale. L’émergence et le développement de l’entreprenariat social, l’agrément Esus (Entreprise solidaire d’utilité sociale), le récent statut de société à mission qui permet d’élargir l’objet social même des entreprises (de capitaux notamment) à des enjeux sociaux, sociétaux, environnementaux voire culturels, allant ainsi bien plus loin que la RSE, sont autant d’indices que les acteurs économiques contribuent à l’intérêt général autrement, et avec plus d’impact que par le don classique.

Le rapport contient-il les clés pour donner un second souffle à la philanthropie ? Quelles mesures, au contraire, ont été oubliées ?

Il s’agit d’un rapport approfondi, qui aborde le sujet sous toutes ses coutures et fait de très bonnes propositions. Il dresse un panorama réaliste du secteur et avance des mesures concrètes pour faire encore avancer les choses, et nous devons nous en réjouir. Par exemple, la partie consacrée au droit des successions et à la réforme de la réserve héréditaire est particulièrement intéressante, et reprend des idées que nous avions nous-mêmes poussées lors du rapport de l’Inspection générale des finances sur « Comment développer le rôle économique des fondations ». Cependant, et contre toute attente, je l’ai trouvé prudent sur d’autres sujets. Qu’il s’agisse de développer le mécénat transnational des entreprises par exemple, qui est aujourd’hui particulièrement complexe, d’y regarder de plus près sur la façon dont les fondations placent leurs actifs financiers ou enfin de permettre le développement des fondations actionnaires en France – dont Sarah El-Hairy appelait de ses vœux l’essor en clôture d’un bel événement que nous avions dédié aux pionniers français –, rien ne transparaît d’audacieux dans le rapport qui y fait à peine allusion.

En quoi les fondations actionnaires constituent-elles un levier philanthropique sous-exploité ?

La fondation actionnaire est une fondation, ou structure assimilée, qui possède tout ou partie du capital de l’entreprise.  Jouant un rôle d’actionnaire stable car elle ne peut être rachetée, elle maintient ainsi le capital en France et protège l’entreprise et l’emploi. Mais, me direz-vous, ce ne sont pas là des sujets d’intérêt général… même si on peut s’interroger ! Alors que les entreprises se délocalisent massivement, qu’elles sont très nombreuses à fermer fautes de repreneurs, que le chômage reprend, je me pose sincèrement la question. Par définition, une fondation ou un fonds de dotation qui devient actionnaire d’une entreprise se doit d’avoir une mission d’intérêt général, au sens fiscal classique du terme, ce dont je me réjouis Elle définit donc une stratégie philanthropique financée par les dividendes et d’autres dons qu’elles peut recevoir. Une manne qui peut s’avérer considérable, bien plus élevée que celle des fondations d’entreprises classiques. Au Danemark par exemple, où les fondations actionnaires sont très développées à l’image de Carlsberg, Velux ou Maersk, NovoNordisk qui appartiennent à des fondations, les dons avoisinent chaque année près d’un milliard d’euros. La Fondation NovoNordisk distribue chaque année près de 250 millions d’euros. Ses bourses de recherche représentent 7 % des financements de la recherche publique au Danemark. Se priver de ce modèle et de cette manne est à contre-courant de l’histoire.

La loi Pacte qui a instauré le fonds de pérennité ne constitue-t-elle pas déjà une avancée ?

Je suis insatisfaite du récent statut de fonds de pérennité, issu de la Loi Pacte, qui reste encore une pâle tentative d’aller vers une fondation actionnaire à la française. En effet, ce statut relève du droit commercial et non du droit des organismes sans but lucratif, et sa mission philanthropique est purement accessoire. Quel dommage de se priver des dividendes pour financer des causes, et quel dommage de cloisonner de façon étanche l’action des fondations et celles des entreprises ainsi détenues alors que le modèle pourrait être vertueux.

S’appuyant sur les deux premières – et encore bien trop seules – fondations reconnue d’utilité publique actionnaires françaises (la Fondation Pierre Fabre et la Fondation Avril), le rapport aurait dû analyser plus finement les freins à l’essor de leur modèle. Auditionner les entrepreneurs prêts à se déposséder, et ceux qui ont déjà franchi le pas, que nous réunissons dans la communauté De Facto (Dynamique européenne en faveur des fondations actionnaires) aurait aussi été riche d’enseignements sur les freins idéologiques et administratifs auxquels ils se confrontent et qui défient le sens commun, alors que la fondation actionnaire est un modèle doublement vertueux de protection de nos entreprises et de nos fleurons industriels, et de financement massif de l’intérêt général.

L’écosystème associatif s’inquiétait en 2018 et 2019 de la baisse du niveau de dons. La crise sanitaire semble avoir encourager la générosité. S’agit-il d’une tendance de fond ?

Que ce soit en donnant de l’argent ou du temps, globalement, les Français se sont mobilisés pendant le confinement, et j’espère que la lassitude et l’incertitude liées à la période que nous traversons ne tariront pas cette générosité. Certaines fondations et entreprises ont aussi été au rendez-vous, mais il me semble qu’une mobilisation collective des grands philanthropes, engagés ou potentiels – et c’est parmi eux que le gisement est le plus important–, a été timide au regard des enjeux et de l’urgence. La pauvreté va indéniablement s’accroître, l’isolement aussi : c’est une grande source de préoccupation, espérons qu’ils seront au rendez-vous.

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